Maya, précis de l'amour-souffrance : consumer le soi

Publié le 21 novembre 2020

Homme de dos


Juin 2020. Marseille.

Assis au bord de l’eau, auprès des mots ; sur des rochers inconfortables, à l’air irrespirable. Ou presque. Le vent marin adoucissait l’atmosphère, et, délivrant sa brise passagère, amplifiait, surement, légèrement, le heurt des vagues contre les récifs qui supportaient ma présence. Avec elle, l’onde transportait son écume, écume bien trop maigre pour dissoudre l’amertume des pensées qui me traversaient. Une nébuleuse océanique, ineffable.

De cette romance en eaux troubles, c’est là que tout a commencé.

Ô mon coeur, ai-je assez navigué,
Ô mon esprit, ai-je assez divagué,
Un triste soir d’été, à l’heure où la mer pleure
Toutes les larmes de son corps
Et n’a pour échappatoire, que le miroir de ses rancoeurs.


Nos âmes sont mortes !

Vivre. Mourir. Mourir sans vivre. De la vacuité d’un monde aux miroirs terribles. Illusion si douce si macabre, qui rend ridicule tout sérieux ou toute souffrance, invariablement consentie. Qu’est-ce réussir dans la vie sans réussir la sienne ? Je ne puis me satisfaire de cette ambiance morbide, aux parures superficielles, bien trop lourdes pour mes poches ; je ne puis apprécier la quête vaine, de l’homme en costume, ni celle de la femme en tailleur, de ces désespérés qui courent derrière la liberté ou le bonheur, derrière l’apparat du capital et toutes ces pseudos-valeurs ; en s’accrochant aux branches, pourtant qu’ils sont déjà tombés dans les abîmes, ne cessant de sombrer, en prétendant détenir la clé. Une course à la folie, inconsciente, pétrie d’ambitions dévorantes, vide de sens.
Leur destin à eux est déjà scellé : des damnés de l’existence, à jamais, voués à répéter les mêmes schémas, les mêmes mécaniques, aux mimiques détestables. Quel gâchis. Des natures mortes, figées sur toile. Malgré tout, il est dur de leur en vouloir. Tout le monde n’est pas équipé, j’ai du l’accepter. Dû comprendre que la popularité d’un phénomène ou d’une envie n’exclue pas sa stupidité. L’armature de mon bateau, rafistolée, n’est pas prévu pour les types d’utilisations susmentionnés. Et si j’ai tout pour plaire, tout de ce qu’on attend de moi : le logis adéquat, aux crépuscules inégalables ; le diplôme, le travail ; la beauté, la pensée qui plaît aux mondaines des soirées ; je ne puis m’identifier et je suis bien, bien loin, de toutes ces altérités.

Si exister est un fait, vivre est un art ; et vivre c’est donner vie à l’élan intérieur, celui qui émane, des tréfonds de nous mêmes, au niveau fondamental. C’est la substance vive, celle de l’envie, profonde, sincère, pour laquelle on doit déployer notre énergie, sans que cela nous coûte véritablement in fine, pour initier et poursuivre un mouvement.

J’ai compris que le bonheur n’était pas une valeur suprême de ma vie, que je ne le recherchais pas en particulier, et par conséquent qu’il ne m’était pas nécessaire de le placer avant toute chose, ni de courir derrière. Ô que de temps perdu, dans cette quête égotique de la représentation, dans la recherche du masque qui conviendrait, qui plairait.
Aujourd’hui, j’ai cessé. J’essaie ; d’annuler le larvatus prodeo, de ne plus vivre dans l’image que j’aimerais avoir de moi ni de celle que j’aimerais projeter, et je fais. Je suis ce que je suis. Je vis. Il ne s’agit plus de prétendre mais de faire.
En ce qui concerne ces valeurs suprêmes, je me rend compte que j’y placerai plutôt l’amour, par exemple. Mais cela pourrait bien être l’incarnation ou l’absolu. Il m’est encore flou de définir les contours de ce que je veux partager.

Cela étant, placer le bonheur comme valeur suprême est un non-sens si on ne le fait pas de manière consciente, et qu’on est happé par l’ambiant. Lire un livre de développement personnel n’y change rien. Puis peu importe la valeur qu’on place avant les autres, il faut la choisir. La sentir. Se l’approprier. Pas attraper celle d’un autre. En finalité, je pense que chacun doit jouer sa partition, accepter sa destinée, accepter les choses qui nous arrivent, pour ce qu’elles sont. L’important, l’essentiel, pour moi, reste de persévérer dans son être, en appliquant les préconisations du conatus de Spinoza.

Voilà pour l’aparté, qui caractérise la solitude que je ressens face aux autres dans la manière d’aborder la vie, même de ceux qui m’aiment ou le croient.


Alors, revenons-en à cette femme, Maya.

En août dernier, je pensais la quitter, après huit semaines à composer tous les deux dans la capitale. La vie en a décidé autrement. Elle aussi, semble-t’il : nous sommes restés ensemble.

Nous avons vécu une belle relation : de celles qui rendent la banalité attrayante ; modèlent le temps à raison de la présence ou l’absence de l’être aimé ; génèrent des regards sucrés et des sourires béats ; font courir la nuit, au ralenti, pour rattraper l’autre après une dispute ; construisent le futur jusqu’au petit matin ; cristallisent des instants forts, des instants d’absolus ; mêlent les corps dans une symphonie savamment orchestrée, d’une puissance magistrale ; renversent l’être, dans sa globalité ; secouent chaque recoin de l’âme ; et finalement, enterrent jusqu’aux afflictions les plus sévères.

Oui, c’était une de ces belles histoires, de celles qu’on veut bien se raconter : aux promesses engageantes, aux bouffées délirantes ; une histoire ténue de conscience, au caractère hyperréel, assujettie à des passions charnelles, brutes, intenses et déraisonnables.

Je me rappelle la nuit où j’ai su que je courrais aux ennuis, quand, assis sur le toit avec quelques volutes de fumées pour compagnie, dans un instant de tranquillité éphémère, j’ai senti la roche de ma carapace se fissurer. C’est là, devant une étendue d’oublie noire, souriant, que j’ai rangé mes questionnements, et d’autres précieux aspects de moi, pour plonger dans le rêve. Quel idiot.

Effacer l’être, laisser place à l’histoire. “Caught in the story” énonce l’Advaita, ô quelle histoire. Quelle histoire tu te racontes ? Sois honnête.


En tout état de cause, j’ai compris que notre relation était l'occasion pour moi de continuer à travailler sur mes peurs et d'apprendre à être un homme. Je mentirais si je disais que j’ai excellé.

Car si j’ai appris à faire des concessions, à revoir ma perception au gré des situations, j’ai fait beaucoup d’erreurs. J’ai laissé mon égo prendre le dessus à de nombreuses reprises, il m’est arrivé de manquer de respect, d’être insolent - sans jamais insulter ni frapper évidemment - de laisser s’exprimer ma jalousie, de manquer de prévenance, ou de tact, d’être fatiguant, trop demandant, de manquer d’empathie, de compréhension, de me moquer de la folie, d’être trop tranchant, trop piquant, de mal communiquer, de mettre aux oubliettes la CNV. Oui, j’ai abusé, régulièrement, et il me semble que plus on s’implique émotionnellement, plus il devient difficile de sortir de cette spirale infernale. Je n’ai pu retrouver un réel contrôle sur ces choses qu’en ayant opéré un détachement physique au préalable.

Néanmoins, c’est bien grâce à elle, Maya, que j’ai pu prendre véritablement conscience de mes torts et de mes défauts, et de tout ce que je pouvais faire de mal dans une relation. J’ai mis du temps pour apprendre à l’écouter, pour apprendre à intégrer son ressenti dans l’équation, et corriger chez moi ce qui devait être corrigé, bien que ce ne soit pas terminé.

Alors, je suis imparfait. Je l’ai accepté : il y a bien des griefs qu’on puisse me reprocher. Mais je suis ouvert à l’écoute, plus qu’avant. Prêt à me décaper, à passer au karscher ce qui nuit, à moi, à l’Autre, à la relation. J’apprends le don. J’apprends à tendre la main, à faire le travail pour deux aussi, comme j’ai souvent eu à le faire avec elle. Fort heureusement, je n’ai pas que des défauts, et je sais aussi satisfaire et fidéliser une femme, en prendre soin et la chérir, m’occuper d’elle. C’est bien parce que je me suis autorisé à vivre, que nous avons vécu une myriade d’instants magiques. Jusqu’à habiter ensemble un moment, chose que jamais je n’aurais considéré avant.

Malgré cela, force est de constater que notre idylle s’est fracassée. Deux aspects m’embêtent, le premier étant que nos nervis égotiques n’ont cessés de s’affronter, le second traite du rêve : quelle est l’histoire que je me raconte à travers les relations que je vis, et celle-ci en particulier ; accessoirement, quelle était la sienne.

Pour la mienne d’histoire, elle semble reposer sur le socle d’une souffrance, une carence affective me poussant à rechercher des piliers d’absolus dans mes relations amoureuses, or que je ne puisse les trouver ici.
J’entretiens un rapport à moi-même, en plaçant l’Autre comme objet de mon désir, et j’y projette quelques idées fantasmagoriques, en cherchant à trouver mon reflet dans cette eau vive.
Dans cette histoire que je me raconte, j’aimerais que les choses soient, mieux que ce qu’elles ne sont, et l’écart entre cette projection et le réel, dont découle mon attente, me transi de mal.
Quelque part, j’instrumentalise la personne en face, j’y place mes enjeux. Car si je me contentais de ce qu’elle avait à donner, je ne sentirais pas cette insatisfaction pénétrante habiter mes pensées, ce qui me pousse à croire qu’il s’agit bien d’attentes non comblées, de choses que je cherche dans la relation et que je n’arrive pas à trouver, qu’elle n’arrive pas à me donner. Ce qui nous amène à reboucler sur le triptyque mentionné plus haut.

Pour l’heure, je n’ai toujours pas accepté toutes les implications d’une relation, ni la nature des choses.
Je dois encore investiguer, et j’ai beaucoup de difficulté à retourner le projecteur pour le braquer sur moi. C’est dérangeant.


Revenons-en à Maya. Cette fille est véritablement gentille, affectueuse, et a un bon fond. Il est dur de lui en vouloir, tant elle est sincère et attachante. Mais le problème, c’est bien qu’elle croit dur comme fer à l’histoire qu’elle se raconte, et qu’elle campe invariablement sur ses positions, sans jamais rien lâcher. Dans une situation de négoce, lui parler consiste à faire face à un mur.
Elle tourne en rond sur elle même, prise au piège d’un schéma invivable inscrit dans un système clos sur lui-même. Elle ne doute de rien et croit tout savoir, animée par une structure instable et dysfonctionnelle. Elle refuse toute remise en question et se dédouane de toute responsabilité. Elle n’admet jamais, jamais, ses torts, et si elle en a, elle les juges légitimes. Son amour est conditionné, généralement à l’attention qu’on lui porte. Ce qu’elle joue, c’est le rapport de force. Elle ne sait pas prendre sa part du travail et construire.

Je ne veux pas faire son procès, car je ne lui tiens pas rigueur de tout cela, mais l’abysse corrosive qu’elle représente aurait pu finir par me rendre schizophrène, tant elle croyait toujours sincèrement être dans le vrai. Si on doit évoquer l’amour, je lui disais des choses fausses en ayant aimé au fond de moi que ce soit vrai, elle me disait des choses fausses en pensant que c’était vrai.

Il est des femmes dont l’étiquette énonce clairement la consistance ou la teneur. Ici et là, on peut lire “Propane. Hautement inflammable” ; “Soude caustique. Dangereux” ; et on sait à quoi s’en tenir. L’étiquette de Maya, elle, est trompeuse. On peut y lire “Sirop de grenadine” avec écrit, en tout petit, comme dans ces publicités mensongères : au cyanure.

Je ne pense pas qu’elle se sache prise dans un piège, ni qu’elle ai conscience de se raconter une histoire. Non, elle est seulement identifiée, et prends pour vérité toute pensée. “Je sais ce que je vaux” ; “je n’ai pas d’égo” ; “j’ai raison” ; etc. Encore une fois, difficile d’en vouloir à ce petit ange, car elle n’est pas l’apanage de la connasse parisienne, loin de là.

Ce qui m’a dérangé, véritablement, c’est son incapacité à faire un pas vers moi, à prendre du recul et à remettre les choses en perspective. Car si je me suis remis en question, quand c’était nécessaire, j’ai bien vu qu’elle n’y mettait pas du sien de son côté. Un combat perpétuel, insoutenable. Elle abordait la relation de manière totalitaire, intraitable comptable de l’amour. L’amour, l’envie, le don étant conditionnels. Épuisant. Un trou noir, aspirant toute énergie. Mon énergie.

J’ai l’impression d’avoir aimé un mirage. Une inconsistance. Six mois d’errance. Mes questionnements méta initiaux étaient bel et bien valables, même s’il faut l’admettre, j’étais loin d’avoir saisi l’étendue de toute cette relation. Je ne me sens pas floué, mais je réalise seulement que tout ça n’avait pas la pureté prétendue, que je me suis fait consumer tout du long. Il faut le vivre pour en saisir la perversité, en saisir les détails qui n’en sont pas, les mécaniques houleuses difficilement explicables et travesties pour mieux être dissimulées.

Pris par mon histoire, emporté par la sienne, le tout exacerbé par des batailles égotiques et bien d’autres malheurs ; un micmac incroyable dont s’extraire a été une prouesse technique de haute voltige. Sérieux. Je m’interroge sur ma capacité à faire durer plus de 6 mois une relation. C’est mal parti. Sempiternels simulacres.

En matière de sensations, la perte de l’être aimé nous rend soudainement l’existence insupportable. L’inanité de la vie refait surface, brusquement. On suffoque, les poumons ployants sous le poids du réel, prêt à s’effondrer sur eux-mêmes ; les entrailles brûlantes, rongées par le mal ; cerveau à l’arrêt, incapable de modéliser cette nouvelle réalité. Plus rien n’a de goût, et on a le sentiment d’avoir tout perdu, de ne plus être, comme si finalement on se réduisait à l’attention que cette personne nous portait jusqu’à alors, comme si on ne se définissait ou n’existait qu’à travers elle.
La carence affective ressort, à vif, sans contrefaçon. Une plaie béante découverte après que la rupture ait arraché le pansement qu’on avait méticuleusement tenter de coller dessus. On souffre, on en veut à l’autre, on s’en veut. L’idée de ne plus recevoir son attention, de perdre son attachement, de savoir que notre valeur à ses yeux, déjà volatile, est maintenant inexistante, et que notre amour va vivre d’autres aventures. Tout cela nous déchire le coeur ; quand bien même on le savait depuis le départ, car oui, toutes les histoires ont une fin.
Pourtant on sent bien que c’est faux, au moins une partie de nous, que ce n’est pas tant l’être qu’on croyait aimer qui nous manque ; comme bien souvent, tout ça n’était qu’une histoire que nous nous sommes raconté, universelle, qui aurait pu être vécue à l’identique par d’autres protagonistes. Alors quelle histoire ? Pourquoi ?
Avais-je besoin de me brûler les ailes, de me consumer, finir sur la croix, sentir mon sang perler le long du corps et animer les frissons de mes péchés. Est-ce que mon destin est ainsi scellé ? N’y a t’il donc aucun échappatoire ? Sommes-nous condamnés à répéter les mêmes schémas, inlassablement, sans conscience ?
Le plus exaspérant, reste de savoir que tout cela est faux, et pourtant d’en souffrir quand même. De souffrir pour les mauvaises raisons, raisons de l’esprit fantasque, que nous avons montées de toute pièce. L’ère du mensonge : on le savait, on le sait, mais atteindre le rêve et s’y lover était tellement plus délicieux, qu’on a fini par se prendre à notre propre jeu.

Tout cela me fait écho, quoique je me sente un peu plus détaché, plus apaisé. Qui sait. Comprendre n’est pas maitriser. Je pense seulement avoir fait ce qui était nécessaire. Nous avons vécus, ensemble, ce qui devait être vécu. Il n’y a dès lors rien de plus que nous puissions faire maintenant, sinon poursuivre un rêve qui nous abime. Chose dont je ne veux plus. Je ne puis que reprendre la mer et m’effacer au large, dans un horizon incertain. Ainsi, mon songe marocain s’évapore ; j’espère ne pas la laisser me hanter.